Nouveaux rebondissements dans le quiproquo opposant l’Algérie à la France. Le gouvernement algérien avait d’abord poussé plus loin les mesures de coercition à l’encontre de Paris (rappel de l’ambassadeur, qui vient d’ailleurs d’être affecté à Monaco, fermeture de l’espace aérien aux avions militaires français…), au moment où l’on s’attendait à des gestes d’apaisement de ce côté-ci comme de l’autre de la Méditerranée. Mais il vient également de décider de s’attaquer à la présence de la langue française dans le pays. Le recours à ce type de pression n’est pas tout à fait nouveau, mais le contexte est cette fois-ci très différent.
Cette semaine, deux départements ministériels, à savoir celui de la Formation professionnelle et celui de la Jeunesse et des sports, ont en effet ordonné, à travers des instructions inédites, l’utilisation «exclusive» de la langue arabe dans leur documentation officielle et dans tout leur fonctionnement. Sans le dire, les deux notes interdisent le français.
Ainsi, dans une note datée du 21 octobre, le ministère de la Formation et de l’Enseignement professionnels enjoint tous les cadres du secteur à utiliser «exclusivement» la langue arabe dans leurs correspondances, ainsi que dans l’enseignement qu’ils dispensent. L’instruction se réfère à l’article 3 de la Constitution stipulant que l’arabe est «la langue nationale et officielle» du pays.
Plus ferme encore est la note adressée par le ministère de la Jeunesse et des Sports, adressée le même jour à l’ensemble de ses cadres et directeurs centraux et de maisons de jeunes, les sommant de «généraliser» l’utilisation de la langue arabe dans leurs correspondances administratives et de «prendre toutes les dispositions nécessaires» en vue de l’application de ladite mesure à partir du 1er novembre 2021. En conclusion, le ministère prévient qu’«aucune négligence ou aucun manquement ne sera toléré à partir de cette date».
La population divisée
La classe politique a très peu réagi à cette polémique, mais sur les réseaux sociaux, les commentaires foisonnants montrent là encore la profondeur du schisme entre Algériens sur la question des langues.
Dans le camp favorable à l’abandon du français, Ahmed Bennamane, polémiste connu pour être un ardent défenseur de la langue arabe, écrit sur son compte Facebook: «Cette décision souveraine […] redonne espoir à la nation pour que l’Algérienne ne reste plus française, comme le souhaitait “le général expert”.» Sur la même lancée, une blogueuse s’extasie: «La langue arabe bientôt dans toutes les administrations algériennes, et la loi déjouera toutes les infiltrations. Adeptes du français argotique, préparez-vous!»
Dans le camp hostile, les décisions du gouvernement font souvent l’objet de commentaires sarcastiques. «L’arabisation des administrations est le seul moyen trouvé par les ministres pour baisser le prix des pommes de terre et rendre sa verdure au gazon des stades!», écrit un influenceur sur sa page Facebook. Saïd Djabelkir, chercheur en théologie condamné pour atteinte aux préceptes de l’islam, use du même ton ironique avec ce commentaire rédigé en arabe dialectal: «Le jour où on s’assurera que vos enfants ne fréquentent plus le lycée français, vous pourrez parler d’arabisation!»
Sur un autre ton, l’universitaire Lahouari Addi, interrogé par Slate.fr, constate qu’«à chaque fois qu’il y a une crise entre Alger et Paris, le gouvernement algérien sort la menace de ne plus utiliser le français dans l’administration».
«Un épouvantail»
Pourquoi spécialement et seulement ces deux ministères? S’agit-il d’un ballon de sonde permettant d’observer les réactions de l’opinion publique et notamment celle des Français, avant d’élargir la décision à d’autres sphères de la vie publique? Jusqu’où peut aller cette «défrancisation» de l’administration algérienne?
Pour le moment, le gouvernement évite d’apporter d’autres éléments qui permettraient d’expliquer ces décisions. Mais celles-ci sont expressément destinées à dire la volonté des autorités algériennes de maintenir une posture offensive dans leur conflit actuel avec Paris. Par la même occasion, elles permettent à l’Algérie de redorer son blason auprès d’une population gagnée par un puissant sentiment anti-français.
Ce dernier se nourrit à la fois de cette inextinguible flamme anticolonialiste et des discours antimondialistes en vogue. Or, même si les relations avec Paris finissaient par revenir à la normale, le gouvernement n’en tiendrait très probablement pas compte. Les partisans de cette thèse aiment rappeler que l’épouvantail de la «défrancisation» avait maintes fois été brandi par le passé, comme lors des manifestations du 22 février 2019, mais le pas n’avait jamais été franchi.
En août 2019, après un ballon d’essai lancé en juin dans le but de remplacer le français par l’anglais dans l’enseignement supérieur, le gouvernement avait fait preuve de détermination et de fermeté en sommant tous les commerçants de respecter strictement l’utilisation prioritaire de la langue arabe dans leurs enseignes. Le ministère du Commerce, dans une «mise en demeure» très ferme, enjoignait les commerçants à «régulariser» leur situation sous huitaine, faute de quoi «des mesures administratives seraient prises à leur encontre, dont celle de la fermeture administrative».
L’opposition n’avait alors pas manqué de dénoncer «une fuite en avant» du pouvoir en place, lui reprochant de faire à la fois dans la diversion et dans la provocation, ceci afin de mieux diviser le mouvement de protestation. Les autorités ont bien conscience que tous les débats sur les questions liées à l’identité et aux langues provoquent systématiquement des schismes dans la société et empêchent, de fait, toute perspective d’émancipation.
Par ce subterfuge, le pouvoir cherchait à faire d’une pierre deux coups, son autre objectif étant de capter une partie des voix dans la course électorale faisant suite à la destitution de Bouteflika en avril 2019. Et notamment celles des islamistes, supposés sensibles à la politique d’arabisation.
Une brève histoire de l’arabisation
En Algérie, l’arabisation a toujours été au centre de tiraillements politico-idéologiques qui entraînaient parfois des affrontements violents dans les universités, entre des adeptes farouches d’une langue unique –sur le modèle du parti unique– et des opposants qui, au nom du pluralisme linguistique, défendaient plus ou moins ouvertement la primauté du français, qu’ils assimilaient à un «butin de guerre».
L’histoire commence à l’aube de l’indépendance du pays, lorsque Ahmed Benbella, fraîchement installé à la tête de l’État, décide d’appliquer l’arabisation, en faisant appel à «une armée» d’enseignants de différents pays arabes. Selon lui, s’il a dû accélérer le processus d’arabisation, c’est parce que les Français, en violation des accords d’Évian qui mettent pourtant bien l’accent sur la préservation de la langue française dans l’ancienne colonie, n’auraient consenti à envoyer qu’un dixième du nombre d’enseignants demandés par Alger.
Autre facteur: le fort ancrage arabophone de la formation des étudiants de l’Algérie combattante se répercutera, plus tard, sur le choix de l’arabisation de l’environnement engagée par l’État dès le début des années 1970. Le choix des capitales comme Tunis, Le Caire, Damas ou Bagdad était loin d’être dicté par des considérations idéologiques préétablies. Il faut dire que les pays correspondants étaient les seuls à avoir ouvert leurs portes aux Algériens pendant cette période cruciale de leur histoire. Les rares formations suivies dans les ex-pays de l’Est avaient été un semi-échec, en partie à cause du problème de la langue.
Sous Houari Boumédiène, une commission d’arabisation avait été mise en place en 1974 et confiée à Abdelkader Hadjar, rapidement devenu le porte-étendard de l’arabisation. Réputé pour son franc-parler, considéré comme un trublion voire comme un putschiste, l’homme fut maintenu à son poste d’ambassadeur de 1986 à 2019 (année de sa disparition), stratégie choisie par le pouvoir dans le but de le tenir éloigné du FLN et de ses rouages.
«On en reparlera quand la langue arabe ne sera plus seulement la langue des romans à l’eau de rose, mais celle des sciences, de l’acier et du fer.» Houari Boumédiène, chef de l’État algérien de 1965 à 1978
Le président Boumédiène a bien tenté d’arabiser l’enseignement, mais les atermoiements de son ministre de l’Éducation, Mostefa Lacheraf, partisan, lui, d’un «bilinguisme bien conçu» qu’il voyait comme «une chance de progrès accéléré», freineront le projet. Devant des étudiants, Boumédiène défendit cette option en affirmant, dans un célèbre discours: «On en reparlera quand la langue arabe ne sera plus seulement la langue des romans à l’eau de rose, mais celle des sciences, de l’acier et du fer.»
Chadli Bendjedid, successeur de Houari Boumédiène à la présidence, s’est montré plus enthousiaste sur la question de l’arabisation. Il se heurta toutefois au mouvement berbère dès 1980, puis à des luttes internes, comme l’affirma son ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar. Dans le deuxième tome de ses mémoires parus en 2019, ce dernier évoquait les efforts déployés par le chef du gouvernement du début des années 1990, Sid Ahmed Ghozali, pour parer à la déferlante islamiste.
«Ghozali qui sait d’où vient le mal, écrit le général, veut s’attaquer aux programmes scolaires. Il ne se fait pas d’illusions. Il sait que le combat sera rude. Çà et là, et surtout chez les gens du FLN, on joue la surenchère. Des personnalités politiques époussètent le marchepied du FIS. Elles exigent l’arabisation générale, totale, sans exception et sans excuses. Elles veulent appliquer l’arabe dans tous les secteurs de la vie publique avec, à la clé, la criminalisation des contrevenants. Appliquer une telle mesure aurait été suicidaire, puisqu’elle reviendrait à paralyser immédiatement toute l’administration.»
L’ère Bouteflika (1999-2019) fut celle d’un retour à une certaine forme de bilinguisme, avec l’introduction du français dès la deuxième année primaire (au lieu de la troisième). Mais la réforme n’est jamais allée plus loin, la résurgence des conflits autour de l’identité et des langues ayant obligé le pouvoir à mettre en sourdine son projet de réforme du système éducatif.
L’actuel pouvoir peut-il faire redémarrer la machine sans passer par de nouvelles circonvolutions qui risquent de ramener le pays à la case de départ? C’est la question que tout le monde se pose aujourd’hui.
Mussa Acher.
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