Oura Kouadio Raphaël
Géographe rural, Maître de recherche
Centre de Recherche pour le Développement (CRD)
Université Alassane Ouattara
Résumé 68979544
La gouvernance foncière en Côte d’Ivoire est encore marquée par une forte emprise du système coutumier en dépit des dispositions juridiques prises au niveau de l’État. En plus des contraintes liées à cette gouvernance, le mode de règlement des conflits fait appel à des pratiques féticheuses en pays baoulé, et vient complexifier davantage la recherche de solutions durables aux préoccupations foncières. En effet, le but visé par ces pratiques occultes est de provoquer la mort dans le camp de celui qui a tort. Mais avant, il y a l’intervention des charlatans qui ont la faculté de décrypter les messages des ancêtres et de révéler au public le déroulement de certains faits qui relèvent de la science divinatoire.
Introduction
Le fétiche intervient dans la gouvernance foncière en milieu rural ivoirien tout comme il représente un outil indispensable dans le règlement des conflits en pays baoulé. Cette communication appréhende la façon dont le tribunal coutumier de Walèbo, à Sakassou, s’en sert pour trancher des cas de conflits notamment ceux liés à l’usage de la terre. En dépit de la condamnation de cette pratique ancestrale par le modernisme, le fétichisme reste ancré dans les sociétés africaines (Bernault, 2009). Il est considéré dans ces sociétés comme des dieux à qui ils adressent la parole au travers d’incantations (Manzon, 2020). Mais, le but visé par ces pratiques occultes dans la gouvernance foncière est de provoquer la mort dans le camp de celui qui a tort. Bernault (2009) fait allusion à « la manipulation néfaste de forces extraordinaires et invisibles par certains individus » pour traduire la sorcellerie ou le fétichisme. Et pourquoi, malgré le risque d’attenter à la vie de l’autre, le tribunal coutumier est-il encore assez sollicité notamment dans le cas des conflits fonciers qui représentent 57,8% des règlements ? En se proposant d’intervenir sur cette thématique des « Tribunaux et sorcellerie. Expertises culturelles » du colloque qu’organisaient les juristes de l’Université Alassane Ouattara, j’ai voulu en tant que géographe rural, susciter un débat autour des pratiques coutumières. Et cet évènement qui a été un moment de partage et de réflexion autour de cette approche communautaire à faire face aux préoccupations que soulève la gouvernance foncière a nécessité au préalable une méthodologie rigoureuse.
Méthodologie
La recherche est qualitative et vise à mieux appréhender le rôle du fétiche dans le règlement des conflits. Des entretiens ont eu lieu avec un agent du Ministère de l’agriculture de Sakassou, les autorités du tribunal de la Cour royale de Sakassou, 5 paysans et 12 autres dans le village de Kanango-Pokoukro. L’enquête a aussi nécessité la consultation du registre des PV de règlement des conflits et plaintes de tout genre et l’observation participante (photos).
Photos 1 et 2 : Des échanges au village et sur le site litigieux
Source : enquête, 2022
Résultats
1- Les types de problèmes réglés à la Cour royale de Walèbo
1.1- L’aire d’influence du tribunal : toute l’aire ethnoculturelle baoulé
Le royaume Walèbo est situé à Sakassou mais son aire d’influence s’étend sur tout le groupe ethnique baoulé surtout lorsqu’il s’agit des règlements coutumiers des conflits. La consultation du registre témoigne de la couverture de toute l’aire ethnoculturelle baoulé ; on enregistre des plaignants qui viennent de localités éloignées de Sakassou : Toumodi, Daoukro, Bouaflé, etc. En plus de ces peuples du centre du pays, s’ajoutent les Baoulé établis dans le sud forestier, pour la pratique de la cacao-culture.
1.2- Une diversité de problèmes soumis au Tribunal coutumier
Les données statistiques recueillies dans le registre révèlent un nombre élevé des cas de conflits relatifs à la terre.
Tableau : Situations antagonistes présentées à la Cour
Source : registre des PV de règlements, tribunal coutumier Walèbo, 2022
Les conflits fonciers représentent plus de 59% des types de conflits soumis à la cour royale.
2- Le mode de règlement des conflits fonciers
Le mode de règlement se particularise par l’appel à des pratiques occultes qui conduisent souvent à la mort dans le camp de celui qui a tort, selon les avis recueillis. II arrive que, par anticipation, on fasse appel au charlatanisme pour désigner la personne qui aurait commis l’acte faisant l’objet de l’accusation et la façon dont elle se serait prise pour le poser. Selon les croyances, le charlatan, à travers « le N’gôhiman » (photos), est « celui qui dit la vérité, qui décide de ce qu’il faut pour calmer les génies ».
Photo n°3 et4 : Un charlatan en pleine manipulation du N’gôhiman
Source : nos enquêtes, 2023
Dans la culture de l’ethnie baoulé en Côte d’Ivoire, le N’gôhiman est l’outil de travail du charlatan. Il est fait de sept (7) cordes traduisant chacune des messages que seul ce dernier arrive à décoder. Ainsi, sur cette image, le charlatan est en pleine interprétation du message qui ressort de l’interrogation faite à ces cordes. Il parvient en fin de compte à révéler l’information qui ressort de cette science divinatoire. Mais, il arrive que cette vérité ne soit pas acceptée par tous, comme en attestent les propos du porte-parole du roi :
« Il arrive que le verdict ne soit pas du goût de l’un des protagonistes. Dans ce cas, il revient à la terre elle-même de trancher, à partir d’une coction faite d’un mélange de terre et de bangui (ou d’eau) qu’on fait boire aux protagonistes, sous le regard du procureur qui les fait jurer ainsi que trois fétiches de la royauté: le Nanan Oumien, le marché et le masque doh. »
« Les génies ou la terre trancheront donc à travers la mort qui sera constatée dans le camp de celui qui aurait menti. »
Le porte-parole fait aussi savoir qu’il y a des mesures palliatives à cette sentence irréparable que représente la mort. Il le fait savoir en ces termes :
Pour éviter cette sentence, l’un des protagonistes peut automatiquement reconnaitre son tort et accepter de payer la lourde amende faite généralement de :
– deux bœufs,
– deux moutons,
– un cabri,
– trois poulets,
– trois casiers de vin et de bière,
– quarante litres de bangui blanc
et d’un pack de sucrerie.
Malgré une telle amende et les risques de mort, le tribunal coutumier est encore assez sollicité. Et ils parviennent effectivement à régler assez de conflits (tableau 2).
Tableau 2 : Niveau de règlement des conflits fonciers soumis en 2018
Conflits fonciers | Nombre de conflit | Fréquences |
Conflits réglés | 22 | 57.90% |
Conflits en suspens | 16 | 42,10% |
Total | 38 | 100% |
Source : registre des PV de règlements, tribunal coutumier Walèbo, 2022
Ce sont près de 58% des conflits soumis à la notabilité de Sakassou qui ont été définitivement réglés contre 42% en suspens pour l’année 2018. Ces cas en suspens concernent notamment ceux pour lesquels l’un des protagonistes n’a pas accepté le verdict. Il revient sans doute aux génies de trancher si évidemment l’un d’entre eux ne vienne avouer sa culpabilité. Mais ce mode de règlement des conflits fonciers semble le plus apprécié dans le monde paysan.
3- Une forte croyance populaire au règlement traditionnel des conflits fonciers
3.1- La perception de la justice occidentale, ou du blanc
Les focus groups et les entretiens avec les autorités royales et des paysans de Kanango-Pokoukro révèlent que le tribunal moderne est perçu en pays baoulé comme étant synonyme de la prison de sorte que personne ne désire s’y rendre. D’ailleurs, « quels moyens la justice ou la gendarmerie dispose-t-elle pour juger les questions de limites de terre qui font appel à des dispositions ancestrales et de sorcellerie ? », s’interroge-t-on au sein de la royauté.
3.2- Les questions de sorcellerie doivent être traitées avec la sorcellerie
Selon ces populations interrogées, il y a des problèmes que la justice ne peut régler, comme peuvent en témoigner les différents extraits ci-dessous recueillis dans le registre de la Cour royale de Sakassou :
Monsieur Kouassi informe le tribunal qu’il a été accusé d’avoir tué un enfant. Ils ont juré sur des fétiches et les fétiches ont tué le coupable. Depuis ce jour, personne n’est venu le voir pour adorer ces fétiches. C’est pour cela il les a conduits devant le tribunal. N’guessan Yoboué, chef de tribu, déclare qu’effectivement ils ont juré sur des fétiches mais si ces fétiches ont tué, lui, il n’en a pas été informé.
Il ressort de ces propos de M. Kouassi qu’il y a en fait nécessité de calmer les humeurs des ancêtres qui, selon lui, sont parvenus à tuer le coupable. En effet, si rien n’est fait, il pourrait avoir de nouveaux morts. Mais le chef de tribu dit ne pas avoir de preuve concernant cette affaire. Aussi, arrive-t-il que certaines pratiques soient perçues comme occultes, comme c’est le cas de l’une des plaintes :
M. Kouassi déclare qu’un matin il a découvert des œufs de poule dans sa plantation, un à un, pourtant personne n’élève poulet dans son champ ni chez son voisin. Plusieurs fois, il va consulter et le charlatan lui dit que c’est un homme qui fait des sacrifices dans son champ pour qu’il ait des problèmes et abandonner sa plantation et que ce dernier puisse récupérer sa plantation. M. Kouassi a pensé que c’est son voisin. Fatigué de cette affaire, il a voulu qu’on tranche.
Les populations disent que les pratiques occultes sont courantes en société baoulé et se traduisent parfois en termes d’empoisonnement.
Il s’agit d’un problème d’empoisonnement. Le chef du village (plaignant) nous informe qu’ils ont trouvé des œufs et un morceau de roseau dans la cour de l’un de leurs enfants. Ils ont décidé de faire des sacrifices pour saisir le coupable après consultation. Quelques jours après, et ils ont découvert, la nuit, Kouakou Koffi dans la même cour.
Certaines pratiques se manifestent sous la forme de menaces. Elles sont d’autant plus prises au sérieux que les paysans lient tout malheur à ces scènes de menaces. Ce passage du registre en est une parfaite illustration :
N’gotta Brou nous informe que son fils a eu des discutions avec le fils de Kouamé et le fils de Kouamé a dit que « tu vas voir ». Et quelques jours après, le fils de N’gotta est tombé gravement malade sachant qu’il avait déclaré la phrase à ses parents. Donc les parents accusent l’enfant de Kouamé comme auteur de la maladie. On lui demande, il reconnait avoir prononcé la phrase « tu vas voir ».
Ici, la menace proférée par le fils de Kouamé est passe de lui porter préjudice. Ainsi, les accusations pour des scènes de sorcellerie sont légion et même les féticheurs n’en sont pas épargnés :
Ils ont fait venir un féticheur pour réaliser le sacrifice, le féticheur leur a demandé de choisir une fille vierge pour aller puiser de l’eau dans un marigot pour préparer ce sacrifice. Cela a été fait et c’est la fille de monsieur Amani qui est allée puiser l’eau. Et le sacrifice a été réalisé. Cinq ans après, la jeune fille est tombée malade. Les parents de cette fille accusent Monsieur Koffi, le féticheur, d’avoir utilisé leur fille pour le sacrifice.
Certains chefs d’accusation émanent des consultations des charlatans. Ainsi, M. Koffi a été accusé par M. Kouassi après consultation d’un charlatan
M.Kouassi et Monsieur Koffi, tous deux planteurs à Issia. Kouassi accuse Koffi d’avoir tué sa femme. M Koffi, l’accusé, a suggéré qu’ils aillent chez les charlatans pour prouver son innocence. Arrivés chez les charlatans, après consultations, ils ont dit que c’est effectivement lui le meurtrier. Et encore, il nie que c’est pas lui qui l’a tuée. Ils sont venus donc au tribunal.
Ces différents cas montrent effectivement à quel point il serait difficile pour la juridiction moderne de les trancher.
Conclusion
À l’issue de ce parcours, j’espère avoir placé à sa juste valeur l’importance de certaines pratiques ancestrales dans la gouvernance des territoires ruraux à partir de ce cas du fétichisme. Cette communication vient de montrer que le pays baoulé croira à la juridiction coutumière aussi longtemps que les obstacles autour du projet d’immatriculation foncière ne seront pas levés, surtout pour les cas de conflits qui font appel au fétiche ou à la sorcellerie. Nous devons savoir compter avec cette forme de juridiction dans le règlement des conflits fonciers. Car la sorcellerie accompagne aujourd’hui encore les populations africaines et leurs pratiques. En l’absence de reconnaissance, elles continuent d’y croire et la défendent.
Références bibliographiques
Bernault Florence, 2009, « De la modernité comme impuissance. Fétichisme et crise du politique en Afrique équatoriale et ailleurs », Cahier d’études africaines, 195, pp. 747-774.
Manzon Agnieszka Kedzierska, 2020, « Fétiches : les choses‑dieux et leurs humains en Afrique (et ailleurs) », L’Annuaire de l’École pratique des hautes études, p. 483-490, https://doi.org/10.4000/asr.3496
Schlemmer Grégoire, 2022, « La matière de l’invisible. Modalités de perception des entités spirituelles chez les Kulung (Népal) », L’Annuaire de l’École pratique des hautes études, p. 7-18, https://doi.org/10.4000/asr.3979